La langue rromani

 

Romani ou Rromani ? Le romani présente deux phonèmes R vibrants, l'un roulé bref qui s'écrit r, l'autre long (qui peut être aussi rétroflexe ou grasseyé) qui s'écrit rr.

 

Il se trouve que ce son figure à l'initiale des mots Rrom, Rromani.

 

Certaines langues comme le roumain intègrent cet ethnonyme avec le rr double, d'autres, comme le français, sont plus réticentes à accepter des graphies inhabituelles à l'oeil et qui ne correspondent pas, dans ces langues, à un phonème particulier.

 

Actuellement l'usage de Rom, romani reste majoritaire en français, mais celui de Rrom, rromani tend à se développer, en particulier dans la littérature spécialisée.

 

Romani est l'adjectif correspondant au substantif Rom.

 

Pendant longtemps l'origine des Roms a donné lieu à des spéculations plus ou moins fantaisistes.

 

Aujourd'hui, leur origine indienne n'est plus contestée.

 

Leur langue, le romani, est une langue indo-européenne, étroitement apparentée aux langues du nord de l'Inde comme l'hindi, le penjabi ou le népalais.

 

La différence entre ces langues et le romani est comparable à celle qui existe entre l'italien et le français.

 

Depuis qu'ils sont apparus en Europe, au début du XVe siècle, les Roms incarnent la figure de l'étranger. Leur langue, leur organisation sociale, leurs traditions, leurs modes de vie : de nombreux traits les distinguent des autres, les gadjé.

 

Aujourd'hui les préjugés n'ont pas disparu : le stéréotype du voleur de poules a laissé la place à celui du marginal.

 

Après les persécutions dont ils ont été victimes, qui ont culminé avec le génocide perpétré par les nazis, et face aux bouleversements qu'ont connus les sociétés européennes au XXe siècle, les Roms sont amenés à s'interroge rsur leur identité afin de continuer à être Roms tout en participant pleinement à la vie de la Cité et contribuer à une meilleure compréhension entre les Roms et les gadjé.

 

La langue rromani:indienne,européenne et française

 

Le rromani, héritage des Rroms, Sintés et Kalés, est aussi patrimoine indivis de la diversité culturelle française et européenne en même temps qu'un lien avec les civilisations indiennes antiques.

 

C'est sans doute la plus méconnue des langues de l'hexagone, peut-être du fait de la confusion entre, d'une part,

 

notre demi-million de Rroms, Sintés et Kalés - tous d'origine indienne - et, d'autre part, les Gens du voyage, d'origines et donc d'héritages linguistiques très variés (français, germanique ou autre).

 

Les Rroms mobiles appartiennent à ces deux ensembles à la fois.

 

Pourtant la mobilité ne caractérise pas en propre les Rroms, Sintés et Kalés : en France seuls 15 à 20% d'entre eux suivent un tel mode de vie (chiffre plus bas encore [3%] au plan européen).

 

Ils ne représentent donc qu'une partie des Gens du voyage.

 

Plongeant ses racines dans le vieil-indien (dont le sanscrit est la subtilissime forme littéraire), le rromani a quitté l'Inde en 1018 au moment de la déportation des ancêtres des Rroms de leur cité d'origine, Kannauj dans la moyenne vallée du Gange, par le sultan afghan Mahmoud de Ghazni.

 

Alors que les langues d'immigration disparaissent en général en 3 ou 4 générations, le rromani reste vivant au bout d'un millénaire.

 

Ses locuteurs sont estimés à 160 000 en France, avec bien sûr ceux qui sont « visibles », mais aussi ceux perçus comme immigrés grecs, yougoslaves, turcs et autres.

 

En fait la situation française est la plus complexe d'Europe : à une première population « bohémienne » et/ou manouche (dite valstiko) arrivée en France vers 1420, se sont ajoutés les Kalés ou Gitans « remontés » de la péninsule ibérique où

ils avaient dû par force abandonner l'usage du rromani. Après 1870, arrivent de nouveaux contingents de Sintés (dits gackene) et au 19e siècle les Rroms de l'est (parfois qualifiés abusivement de« vlax », mot qui signifie simplement « latins » ou « étrangers » pour les Germains ; c'est le même mot que Welsch désignant les Français).

 

 Cette complexité explique les fréquents malentendus sur la population rromani et sa langue.

 

On confond souvent avec le rromani le kaló des Gitans, qui ne contient plus guère que quelques dizaines de mots indiens sur un fond d'espagnol ou de catalan.

 

Le sintó a, lui, un lexique et une grammaire très germanisés au nord et italianisés au sud.

 

En outre, ses locuteurs se reconnaissent moins sous le nom de « Rroms », que sous ceux de « Sinté » ou « Manouches » - rrom ne signifie que « époux, homme marié » dans leurs idiomes, même s'ils désignent leur langue sous le nom de romènes.

 

La différenciation rrom/sinto/kalo correspond en gros à une répartition d'est en ouest, que l'on peut schématiser comme suit :

 

OUEST <<<<< EST

 

nom du groupe: Kalo Sinto, Manus Rrom

 

nom de la langue: chipi kali romènes, ròmnepen rromani

 

pays péninsule ibérique  pays germaniques, pays slaves, Hongrie,

Italie, Roumanie, Balkan France

 

proportion en franc: 20% 20% 60%

 

Chacune des trois branches utilise son propre nom de groupe pour se nommer et par extension désigner l'ensemble de la population rromani.

 

Si le mot romanichel n'était pas devenu si péjoratif en français, il aurait eu vocation à dénommer l'ensemble des trois groupes car il ne signifie en fait rien d'autre que « peuple rrom » (rromani sel).

 

Les rapports Carcassonne et Cerquiglini, rédigés en 1999 dans la perspective de la signature par la France de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, ont classé le rromani parmi les langues « non territorialisées de France » (aux côtés du yiddish, du berbère, de l'arabe maghrébin et de l’arménien occidental).

 

En effet les Rroms de France s'estiment pleinement citoyens français et en même temps membres à part entière du peuple mondial des Rroms.

 

Leur langue est largement enseignée en Roumanie (16 000 élèves par an dans les écoles), mais aussi à Paris, à l'Inalco.

 

Certains Sintés ou Rroms ont eu longtemps peur de la voir diffuser hors de la communauté et parmi les policiers.

 

 De plus elles disposent dans tous les pays de Rroms et Sintés qui, avec des motivations diverses, l'aident dans leurs investigations.

 

Le danger encouru à cause de l'enseignement du rromani est donc négligeable à côté de l'appui que la reconnaissance lui apporte.

 

Merci donc aux vrais républicains qui soutiennent une langue si paradoxale, relevant de la problématique des « petites » langues et pourtant d'extension européenne avec plus de locuteurs que bien des langues officielles de l'Union européenne ; une langue chargée d'archaïsmes remontant au sanscrit, et qui pourtant débute sur la scène de la vie moderne.

 

 

La langue rromani en France et les variétés

 

linguistiques en usage chez les Sintés

 

Marcel COURTHIADE,

 

Inalco

 

La littérature « tsiganologique » foisonne de considérations alarmantes sur la complexité des dialectes des Rroms, Sintés et Kalés.

 

Le profane a en effet souvent du mal à s’y retrouver, mais tel est le cas pour bien d’autres langues.

 

Il est essentiel de distinguer trois types de parlers : parlers rromani proprement dits, de loin majoritaires puisqu’ils représentent près de 90% de l’ensemble de la population considérée, parlers des Sintés qui se sont éloignés progressivement du rromani initial par influence de plus en plus forte des langues germaniques au nord (en Autriche, Allemagne, Alsace) ou de l’italien au sud et enfin les parlers des Kalés (plus connus sous le nom de Gitans – ce sont les Rroms de la péninsule ibérique), qui sont le résultat du phénomène de paggardisation exposé dans l’article suivant.

 

Ces derniers parlers, les kalés, représentent entre 6 et 8% de l’ensemble du peuple rrom et les parlers des Sintés moins de 4% – où les Sintés du nord, appelés plus souvent Manouches (« êtres humains ») en français, sont largement majoritaires.

 

En France les proportions sont un peu différentes et l’on peut les estimer respectivement à 50%, 25% et 25%.

 

Les parlers rroms ont divergé dans leur évolution bien moins par séparation naturelle interne que par manque d’évolution  du vocabulaire au fur et à mesure de la modernisation de la vie.

 

Dans la plupart des cas, le mot de la langue environnante pour une notion nouvelle a été intégré sur place au rromani, alors qu’en même temps une partie du vocabulaire hérité était perdu pour les raisons les plus diverses (tabous, calques ou autres types d’influences, mais aussi rencontre de pays très différents des réalités asiatiques – flore, faune, coutumes, etc.) – sans parler de l’impression d’inadéquation du rromani aux exigences, souvent posées comme incontournables, de la pensée urbaine occidentale et conduisant à la négligence de la langue maternelle.

 

Pourtant la compréhension mutuelle ne présente guère de difficulté entre locuteurs de rromani de diverses origines, tant qu’on n’aborde pas évidemment des domaines comme l’administration, la mécanique ou autres sujets exigeant des lexiques spécialisés du monde moderne – même si la terminologie la plus récente, internationale (informatique, politique, sciences dures, – voire certaines sciences humaines), facilite la communication dans ces domaines.

 

Il faut évidemment qu’en plus les locuteurs en présence possèdent bien leur parler maternel – et on trouve des bons locuteurs dans toutes les générations - et qu’ils acceptent aussi l’usage de mots étrangers (ce n’est pas toujours le cas avec les puristes qui réfutent d’utiliser des mots pourtant transparents comme republìka, karburatòri ou antilòpa… ou pis encore, des termes plus rares comme tromboflebìta, favèla ou izoglòsa, voire des noms propres qui ne leur sont pas familiers).

 

Cette jalousie est coutumière de bien d’autres langues dépréciées.

Au contraire, l’intercompréhension entre les locuteurs de rromani et de sinto est nettement plus difficile, souvent impossible, même si en fait le sinto du sud, d’influence romane (et souvent dit « piémontais »), est plus proche du rromani que le sinto du nord, d’influence germanique.

 

Tous les domaines de la langue présentent des divergences:

 

Phonétique et phonologie

 

Le système phonologique du sinto (nord et sud) se distingue peu du système rromani, sinon qu’il a neutralisé l’opposition r [r] = rr [diverses réalisations selon le dialecte] en faveur de [r] – devenu souvent [x] en France.

 

L’aspiration, trait indien bien gardé en rromani dans la série sourde, disparait en sinto (nord et sud) : ph > p, th > t, ch > c

 

et kh > k. Le sinto est issu des formes les plus archaïques de rromani (région carpatico-nordique pour le sinto du nord, moins défini pour celui du sud) et ne présente donc jamais la mutation que l’on a par exemple en lovari ou kelderasi de France.

 

Au fonds vocalique s’ajoutent des voyelles d’emprunt comme [ü].

 

Enfin le -v final évolue en -p en sinto du nord (gav « village » > gap) sauf en finale verbale où il devient -w à l’indicatif (rr.

 

kamav « je veux » > kamaw, mais subjonctif te kamap « que je veuille » ; rr. Sov « dors ! » > sop « id. »).

 

L’aphérèse est courante : rr. akhor « noix » > kor « id. », amen « nous > me « id. »

 

Les habitudes articulatoires, même non contrastives en termes de phonologie (aperture, nasalité, etc.), c’est-àdire

 

l’accent, rendent certains énoncés difficilement intelligibles.

 

L’accent tonique remonte souvent dans le mot : rr. sapanò « mouillé » > sàpeno « id. »

 

 

 

Morphologie du nom

 

Les pluriels se forment d’une manière proche du rromani : masc. jaro « oeuf » pl. Jare mais niglo « hérisson », pl. nigli, tandis que les mots en consonne restent plus souvent invariables en sinto qu’en rromani : kor « noix » pl. Kora à côté de graj « cheval » pl. graj, vast « main » pl. vast,bal « cheveu » pl. bal, et on a aussi des pluriels en -e : naj « doigt » pl. naje (inconnus du rromani).

 

Au féminin le modèle est celui du rromani : kiri « fourmi » pl. kira, tusni « boutei l l e » p l . tusna, pisum « puce » pl. pisuma mais le pluriel des emprunts en -a se fait en -i (-e en rromani) : pùska « fusil », pl. pùski.

 

En principe le nom du sinto a bien deux cas comme en rromani, un direct et un oblique, sur lequel comme en rromani s’accolent les cinq postpositions: cas direct bakro « mouton », obl. bakres, d’où bakres-qro [-kro] « du mouton », bakres-qe « pour le mouton », bakre-re « avec le mouton », etc. Toutefois, elles sont de plus en plus remplacées par des préposition allemandes : o bakre-re devenant mit o bakro « id. », o bakresqro cédant la place à fun o bakro « id. » et Les pronoms cumulent parfois postposition et préposition : mit men-çar [-tsar] « avec nous-avec ».

 

L’ancien ablatif indien en -al, déjà vestigial en rromani (dural « de loin », kheral « de la maison ») a disparu en sinto et l’ancien locatif s’est également raréfié : khere « à la maison », divese « de jour ».

 

Il forme cependant certaines expressions del sune « il rêve » (donne en-rêve)».

 

L’adjectif présente en gros la même flexion qu’en rromani : bàxtelo «heureux» (rromani baxtalo), fém. bàxteli, pl. Des deux genres bàxtele.

 

Quant à l’article défini, il est indéclinable en cas : masc. o, fém. e et pl. des deux genres o.

 

Les démonstratifs ont en général une forme pleine et une ou plusieurs formes courtes, par exemple kaja « cette », formes courtes kaj, kej, ke, ki.

 

Le numéral ne se distingue guère de celui du rromani, sauf les dizaines à partir de 50 : pasel (litt. « demi-cent » ; cf. rr. pan vardes), 60 trin bis (litt. « trois-vingt » ; cf. rr. sovardes), 70 sov bis ti des (litt. « trois-vingt-dix » ; cf. rr. eftavardes), 80 star bis (litt.« quatre-vingt » ; cf. rr. oxtovardes) et 90 star bis ti des (litt. « quatre-vingt-dix » ; cf. rr. eniavardes - var signifie « fois »).

 

Morphologie du verbe

 

La copule est très proche de celle du rromani des Carpates : sing. 1re. pers. Hum « je suis » ; 2e pers. hal, 3e pers. hi ; pl. 1re pers. ham ; 2e pers. han ; 3e pers. hi (cf. rromani des Carpates hom, hal, hi[n], ham, hen/han, hi[n] – avec une variante plus ancienne en s- : som, sal, etc.). L’imparfait de la copule se forme en ajoutant un -s : hums « j’étais », hals, etc. La copule n’a pas de passé simple.

 

Quant au subjonctif (ou conjonctif) il se forme par le verbe supplétif vel « devenir » (rr. ovel) : te vap bàxtelo « que je sois heureux » (rr. te ovav baxtalo).

 

À la troisième personne, il existe une copule spécifique hi lo, fém. hi la, pl. des deux genres hi le : hi la tarni « elle est jeune » – qui se rencontre aussi dans les Carpates et les parlers de type kelderas.

 

Comme en rromani du nord (Russie et pays baltes), le verbe a une forme courte et une forme pleine en -a – sans véritable différence, au présent-futur (la forme longue serait préférée lorsque le verbe n’a pas de complément, mais la règle est souple) : sing. 1re pers. sivòva « je couds » (courte : sivo ; cf. rr. sivav[a]) ; 2e pers. Sivèhe (sive ; cf. rr. sives[a]) ; 3e pers. sivèla (sivel ; cf. rr. sivel[a]) ; pl. 1re pers. Sivàha (siva ; cf. rr. sivas[a]) ; 2e et 3e pers. sivèna (siven ; cf. rr. siven[a]).

 

À côté de cette conjugaison en « e », il en existe une autre en « a », comme en rromani : xàva « je mange » (courte xo ; cf. rr. xav[a]), etc.

 

Le sinto a un imparfait, qui se forme en ajoutant un -s à la forme courte du présent-futur,correspondant au -as du rromani : sing. 1re pers. Sivos « je cousais » (cf. rr. Sivàvas, dial. cerhar sivos ) ; 2e pers. sives (cf. rr. sivèsas); 3e pers. sivels (cf. rr. sivèlas), etc.

 

Le passé simple est également proche de celui du rromani quant à ses terminaisons (ce sont comme en rromani les mêmes que celles de la copule au présent) mais le formant de passé l ou d manque le plus souvent en sinto : sing. 1re pers. Kamum « j’ai voulu, j’ai aimé » (cf. rr. kamlum ; 2e pers. kamal (cf. rr. kamlan, Carpates kamlal) ; 3e pers. kamas (cf. rr. Kamlas) etc.

 

Le -s suffixé fait du passé un plus-que-parfait : kamums « j’avais voulu » (cf. rr. Kamlumas)

 

Syntaxe

 

En sinto du nord, le trait syntaxique le plus saillant est la présence de particules périverbales correspondant aux particules séparables de l’allemand, mais ce trait est aussi connu des parlers de Hongrie et de certains pays slaves.

 

Quant au fameux ordre des mots il est davantage régi par l’expressivité que par des règles syntaxiques strictes.

 

Vocabulaire

 

Le vocabulaire est pour plus des deux tiers emprunté à l’allemand (avec une douzaine d’emprunts alsaciens) mais

 

les mots les plus fréquents restent indiens, si bien que cette proportion est diminuée de moitié en termes de fréquence dans les textes.

 

On relève la présence de certains hellénismes qui avaient disparu de la plupart des autres parlers rromani, comme par exemple zervo « gauche », paxùno « menton », kukùna « maïs » (gr. « pomme de pin » ; sans parler des mots présents dans tout le rromani : xoli « fiel », drom « route », amòni « enclume » et plus de 200 autres) ou encore le suffixe adjectival -tiko – par exemple vàlstiko « français » (< Walsch + tiko), kortiko rukh « noyer » (< kor « noix » ; cf. rr. akhor « id. », akhorin « noyer ») – ce suffixe est très répandu en rromani du nord (Russie, Finlande, etc.).

 

Un autre trait important du vocabulaire est la lexicalisation de formes d’appartenance en véritables noms d’agents : piel « il boit », piben « boisson », pimasqro « buveur » (et pimasqri « cigarette »), sal « il rit », saben « le rire », samasqro « plaisantin », mas « viande », masesqro « boucher » et cette structure, marginale en rromani, est très développée dans les parlers des Romanichals des Iles britanniques.

 

On constate que la différence entre le rromani et le sinto n’est pas négligeable et c’est la raison pour laquelle certains

 

jeunes Sintés souhaitent acquérir une forme de rromani proche de leur parler d’origine (par exemple à caractère carpatique marqué), mais en continuité avec l’ensemble des autres parlers plutôt que de tenter de réapprendre le strict parler de leurs aïeux.

 

JEU DIALECTES-LANGUES

 

« Elle est bien à plaindre la nation qui n’a qu’une langue et qu’une pensée » (Saint Étienne, premier roi de Hongrie 969-1038)

 

Le fait de vivre en implantation diffuse, voire dans la mobilité, est en fin de compte un réel atout humain, car il défie les tentations de repli.

 

Certes dans le cas d’itinérance, le rejet par les autres est hélas bien présent jour après jour, mais plus généralement pour les membres de peuples « sans territoire compact », comme les Rroms, l’osmose linguistique et culturelle est le mode de vie par excellence.

 

On constate sur le terrain que les gens les plus ouverts sont ceux qui ont gardé l’usage de leur langue ancestrale, au contraire d’autres qui tendent à compenser la perte de ce fondement majeur d’identité par d’autres plus exclusifs : les religions par exemple.

 

Le propre des langues et des cultures est de pouvoir se cumuler, s’interpénétrer et s’enrichir, au contraire des confessions.

 

Un Manouche de Sélestat se sent entièrement sinto – et de plus en plus rrom, tout à fait alsacien – avec toutes les subtilités culturelles que cela implique, complètement français et républicain, mais également européen.

 

On peut dire la même chose d’un Rrom d’Occitanie ou d’un Gitan de Catalogne.

 

Il n’est pas rare que les Rroms de France, souvent travaillant en PME, parlent aussi des langues régionales : alsacien, occitan, catalan surtout, plus rarement breton ou corse, en plus du français et de leur parler rrom.

 

À cette richesse peut s’ajouter la langue d’un pays de séjour précédent : grec, serbe, russe ou roumain.

 

C’est aussi pour cela que l’on observe chez les Rroms des passages fréquents d’une langue à l’autre, car certaines semblent prédisposées à tel ou tel mode d’expression.

 

L’important est la maitrise de ces diverses langues et les divers « mélanges » et « alternances de codes » peuvent être de natures radicalement opposées : stratégies stylistiques choisies, ils sont une richesse évidente par les divers angles de regard qu’ils offrent sur la réalité et ce que nous en percevons ; au contraire, s’ils résultent d’une compétence insuffisante, ils sont l’antichambre de la disparition pour la langue en position minoritaire.

 

Il est grand temps de revisiter la diglossie et son fatalisme, pour promouvoir une sociolinguistique de la complémentarité à la place de celle de la lutte des langues, qui ne fait que transposer en elles l’idéologie de la compétition et les conflits sociaux ou politiques, soit au niveau du filtre d’analyse, soit plus sûrement par une réelle implication des langues elles-mêmes dans les rivalités existant

de fait.

 

L’affrontement n’est possible que si chaque langue est réservée à tel groupe.

 

Or, le plurilinguisme des Rroms, le jeu entre langues et dialectes, est le contre-modèle le plus salutaire qui soit, ouvrant tous les horizons à chaque langue tout en jouant de sa tonalité propre.

 

Il existe un proverbe rrom : « trois langues, [c’est] trois maisons ».

 

On pense à trois pays pour y vivre, mais un sens plus profond se dégage, c’est qu’en chaque langue on a une autre vie.

 

De l’une à l’autre, le gros œuvre est certes le même, mais combien de différences dans tout l’arrangement, du plus simple au plus élaboré, tant des maisons que des langues que l’on habite ! Et l’on peut y inviter les autres.

 

Rien de communautariste en cela si chaque langue est perçue comme le bien de tous – et non la chasse gardée d’un groupe spécifique.

 

On objecte souvent que toute la population ne la pratique pas, mais c’est aussi la situation d’un art, d’un sport ou d’une technique.

 

Et quel est le parent qui ne souhaiterait pas transmettre à ses enfants un tel patrimoine, tout comme une bâtisse ou une oeuvre d’art ? Pourtant, les langues minoritaires sont sous-estimées.

 

Face au big-bang sémantique de nos sociétés urbaines, elles semblent avoir pris un retard qui les condamne.

 

On oublie que ce modèle dit moderne n’a pas vocation à écraser tous les autres et que l’âme humaine, si bien exprimée dans ces langues à l’expérience millénaire, n’a pas changé dans son essence.

 

Toutes les sagesses devraient donc être les bienvenues.

 

Il serait vain de se contenter de dispositions légales et de cours facultatifs du samedi pour renforcer la diversité, car c’est la pratique à la maison, par un usage riche, qui est décisive pour la survie.

 

Or, ce n’est possible que s’il y a reconnaissance, valorisation, prestige, exigeant certes adaptation lexicale à la vie moderne, mais aussi et surtout de puissantes campagnes d’encouragement à cultiver ce patrimoine au foyer et dans le quartier.

 

La « tolérance » ne suffit plus, l’implication active est indispensable.

 

La démangeaison de l’unité linguistique, de « l’homogénéisation » chère à Miloševic, est obsolète, comme la peur d’éclatement – dès lors que l’on dépasse l’enfermement, et donc le morcellement, territorial, dès lors aussi que l’on renvoie le spectre du communautarisme aux mirages de ceux qui l’ont inventé depuis leur bureau. « Le territoire d’une langue, rappelle fort à propos Cerquiglini, est le cerveau de ceux qui la parlent. »

 

Que nous sommes loin des territoires, des communautarismes et des oppositions oiseuses entre les États-nations et les nations ethnoculturelles.

 

La leçon rromani, c’est la double appartenance dans l’harmonie de deux loyautés convergeant vers leur plus grand dénominateur commun: l’humanité vue de deux ou plusieurs angles.

 

C’est la conjugaison d’une appartenance linguistique et culturelle spécifique, transeuropéenne en l’espèce, avec l’amour d’un pays et de son identité, définie par un vécu commun de peines, de luttes et de joies, par des réalités géographiques, économiques, sociales et pragmatiques qui marquent un héritage unique.

 

Pour la France, c’est aussi le sceau de certaines options dans les idées, qui demandent positionnement et non pas forcément adhésion, comme la volonté de promouvoir le droit contre la tyrannie, le respect de l’autre contre l’asservissement, même s’il y a bien des faux pas et des lacunes, même s’il reste des confiscations ethniques à déconstruire.

 

L’expérience polyphonique des Rroms montre, comme le disait Yannis Ritsos, que « c’est pour unir les humains et non pour les séparer que nous chantons et dansons ».

 

Garantir à une société le pluralisme des parlers, certes, mais surtout celui de la pensée, contre l’uniformité mécanique, doit au plus vite être compris comme un enjeu de richesse, y compris de profit économique – et à ce titre attirer l’investissement, financier et politique.

 

L’entreprise ne doit pas être isolée pour le rromani, mais s’articuler avec les multiples autres langues de notre pays, y compris l’arabe de France et le tamazight, et au-delà avec la promotion du français au niveau mondial.

 

Avec sa situation linguistique et son héritage historique si particuliers, la France peut être un modèle, elle qui commence à comprendre la nécessité de dégager la langue et la culture du carcan de l’État-nation comme du piège communautaire.

 

 

 

Alain Fayard